mardi 10 mars 2015

Le supplice de l'aigle de sang

L'aigle de sang ou blóðörn en vieux norrois est un supplice consistant, soit à tailler un aigle sur le dos de la victime, soit à trancher ses côtes le long de la colonne vertébrale, puis à les déployer comme les ailes d'un aigle et à extraire les poumons de la poitrine.



Témoignages

La littérature scandinave médiévale témoigne de quatre victimes de l'aigle de sang : deux personnages historiques et deux légendaires.
La plus ancienne serait le roi de Northumbrie Ella (mort en 867). Une strophe de la Knútsdrápa de Sigvatr Þórðarson (XIe siècle) évoque ainsi comment les fils de Ragnarr Loðbrók se vengèrent du meurtrier de leur père.

La mise à mort d'Ella est aussi rapportée par la Gesta Danorum de Saxo Grammaticus (IX, 4), la Ragnars saga loðbrókar (ch. 17) et le Þáttr af Ragnars sonum (ch. 3).
Autre victime historique, l'un des fils du roi de Norvège Haraldr hárfagri(fin du Xe siècle). Dans l’Orkneyinga saga (ch. 8), le jarl des Orcades Torf-Einarr fait subir le supplice de l'aigle de sang à son rival Hálfdan, meurtier de son père Rögnvaldr Eysteinsson. Snorri Sturluson rapporte la mort de Hálfdan dans les mêmes termes dans sa Haralds saga hárfagra (ch. 30).

Des personnages légendaires subissent aussi le supplice de l'aigle de sang. C'est ainsi que périt Lyngvi, le meurtrier de Sigmundr, père de Sigurðr, selon les Reginsmál (str. 26) et le Nornagests þáttr (ch. 6), qui en dérive.
Enfin, dans l’Orms þáttr Stórólfssonar (ch. 9), il est infligé par Ormr au géant Brúsi, meurtrier de son frère juré Ásbjörn.

Toutes les sources ne font pas état de l'incision des côtes et de l'extraction des poumons. Les Reginsmál, la Gesta Danorum et la Ragnars saga n'évoquent que le découpage d'un aigle sur le dos de la victime (la Gesta Danorum ajoute toutefois que du sel fut ensuite jeté sur les blessures et, dans la Ragnars saga, Ívarr ordonne que l'aigle soit rougi avec le sang d'Ella).

D'autres cas ont été proposés. Alfred P. Smyth a ainsi suggéré que le récit par Abbon de Fleury, dans sa Passio Sancti Eadmundi (vers 986) du martyre de saint Edmond (869) serait le premier témoignage littéraire du supplice de l'aigle de sang. Edmond, roi d'Est-Anglie, fut criblé de flèches par les Danois. Abbon rapporte qu'après son martyre, il avait « l'espace entre les côtes mis à nu par de nombreuses entailles, comme s'il avait été étiré sur un chevalet ou torturé par des griffes cruelles. Smyth a aussi vu dans une scène représentée sur la pierre de Stora Hammars I (Gotland, Bungemuseet) un sacrifice humain, qui pourrait être, ou bien le sacrifice du roi Víkarr, ou bien le rituel de l'aigle de sang. Enfin, Jan de Vries a évoqué un squelette retrouvé à Heiligental (Saxe-Anhalt) et datant du Néolithique ou du début de l'âge du bronze. Il présente des dommages à la cage thoracique et à la ceinture scapulaire qui pourraient résulter de l'aigle de sang.



Signification

L'aigle de sang apparaît comme un sacrifice odinique : l’Orkneyinga saga précise ainsi que Torf-Einarr offre Hálfdan à Óðinn « pour sa victoire ». La forme du sacrifice pourrait renvoyer à une conception d'Óðinn comme « dieu-aigle ». Les différents exemples fournis par la littérature ont aussi conduit à suggérer qu'il s'agirait d'une façon de venger son père.
Historicité
L'authenticité de ce supplice a longtemps été tenue pour établie, mais Gustav Storm avait déjà montré en 1878 que les deux victimes historiques de l'aigle de sang, Ella et Hálfdan, avaient en réalité péri au combat.
Il avançait que le récit de la mort d'Ella dériverait du martyre de saint Edmond, attribué aux fils de Ragnarr. Or, Abbon de Fleury emploie le terme « eculeus » : « chevalet de torture » dont la confusion avec « aquila » : aigle aurait donné naissance au motif de l'aigle de sang, selon Jan de Vries et Niels Lukman.
Roberta Frank a quant à elle suggéré une mauvaise compréhension de la strophe de Sigvatr Þórðarson, seule source de la période viking à attester une telle pratique. Du fait de sa complexité, la poésie scaldique a en effet parfois été mal comprise par les auteurs de sagas, qui, avec le temps, ont parfois tendu à faire une interprétation littérale de ce qui n'était que motif poétique. La strophe de Sigvatr, dont Frank souligne la difficulté d'interprétation (elle la qualifie de qualifie de « cryptic, knotty, and allusive ») et la syntaxe ambigüe, se prête à une confusion de ce type. Elle permet en effet une autre lecture: Ívarr aurait fait découper le dos d'Ella par un aigle, ce qui signifierait simplement qu'il causa la mort d'Ella, le transformant ainsi en cadavre susceptible d'être lacéré par un aigle. Des expressions analogues se rencontrent ailleurs en poésie scaldique. La thèse de Roberta Frank a été contestée, notamment par Bjarni Einarsson, qui a mis en avant des arguments tant sémantiques — le verbe « skera » ne s'emploierait pas pour un aigle déchiquetant sa proie — qu'ornithologiques — l'aigle ne s'attaquerait pas au dos d'un cadavre.Alfred P. Smyth a, lui aussi, critiqué la lecture de Roberta Frank au motif qu'elle négligerait l'importance des sacrifices rituels chez les anciens Scandinaves, et réaffirmé sa conviction de la la réalité de l'aigle de sang.
Rory Mc Turk ne souscrit pas à la thèse de Roberta Franck, mais avance une autre hypothèse, qui écarte toute intervention d'un aigle, qu'il s'agisse de l'aigle de sang ou de l'oiseau. Elle repose sur le constat que, dans les þulur, le nom örn (forme usuelle d'ara) : « aigle » peut désigner une épée. En retenant ce sens, il interprète la strophe de Sigvatr comme signifiant simplement qu'Ívarr mit Ella en fuite par l'épée.  

Postérité

Bien qu'il soit généralement considéré par les chercheurs comme une invention, le supplice de l'aigle de sang n'en exerce pas moins toujours une fascination morbide. C'est pourquoi il continue d'être associé aux vikings, que ce soit dans la bande dessinée (Eriamel et Woehrel, Moi Svein, compagnon d'Hasting, tome 5, L'Aigle de sang, 1999), la littérature (Viviane Moore, Les Guerriers fauves, 2006 ou, dans un genre plus fantastique qu'historique, Jean-Christophe Chaumette, L'Aigle de sang, 2001) ou à la télévision (Blood Eagle, épisode 7 de la saison 2 de la série Vikings, 2014). Il apparaît aussi pratiqué par des délinquants (un chanteur de black metal dans Mayhem on the Cross, épisode 21 de la saison 4 de la série Bones, 2009) ou des criminels (un mafieux ukrainien dans le roman Blood Eagle de Craig Russell, 2005) contemporains.




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